Chapitre XXVIII
Baron de Bucklivy[102],
Que le diable t’emporte,
Si par toi fut bâti
Un hameau de la sorte !
Pas un morceau de pain
Au pauvre pèlerin !
Que le diable t’emporte,
Si par toi fut bâti
Un hameau de la sorte,
Baron de Bucklivy !
Pas une simple chaise
Pour s’asseoir à son aise !
Baron de Bucklivy,
Que le diable t’emporte,
Si par toi fut bâti
Un hameau de la sorte !
Vers populaires en Écosse sur
une mauvaise auberge.
La nuit était belle et la lune favorisait notre voyage. Grâce à ses rayons le pays prenait un aspect plus intéressant que pendant le jour, dont la lumière ne faisait qu’en découvrir la stérile étendue ; les accidents de la lumière et des ombres prêtaient à ces lieux un certain charme qui ne leur appartenait pas naturellement : tel est le voile dont se couvre une femme sans attraits qui irrite notre curiosité sur ce qui n’a rien d’agréable en soi-même.
Nous continuions à descendre en tournant, et nous arrivâmes à des ravines plus profondes qui semblaient devoir nous conduire sur les bords de quelque ruisseau. Ce présage ne fut pas trompeur. Nous nous trouvâmes bientôt sur les bords d’une rivière qui ressemblait plus à celles d’Angleterre qu’aucune de celles que j’avais vues jusqu’alors en Écosse. Elle était étroite, profonde, et ses eaux coulaient en silence. La clarté imparfaite réfléchie par son sein paisible nous fit voir que nous étions au milieu des montagnes élevées où elle prend sa source. – C’est le Forth, – me dit M. Jarvie avec cet air de respect que j’ai toujours remarqué dans les Écossais pour leurs principales rivières. On a vu même des duels occasionnés par quelques mots peu révérencieux prononcés sur la Clyde, la Tweed, le Forth et le Spey. Je ne saurais critiquer cet innocent enthousiasme, et je reçus l’annonce de mon ami avec la même importance qu’il semblait y attacher. Dans le fait je n’étais pas fâché, après un voyage si long et si ennuyeux, d’approcher d’un pays qui promettait de distraire mon imagination ; il n’en fut pas de même de mon fidèle écuyer, et lorsque l’information officielle – c’est le Forth – fut prononcée, je l’entendis murmurer à voix basse : – Hum ! s’il avait dit : C’est l’auberge, ce serait une meilleure nouvelle.
Quoi qu’il en soit, le Forth, autant que j’en pus juger à la clarté imparfaite de la lune, me parut mériter le tribut d’admiration que lui accordent ceux qui habitent non loin de ses bords. Une belle éminence de la forme sphérique la plus régulière, couverte d’un taillis de coudriers, de frênes et de chênes nains, mêlés de quelques vieux arbres qui élevaient au-dessus leur tête majestueuse, semblait protéger le berceau où cette rivière prenait naissance. Mon digne compagnon me fit part à ce sujet d’une opinion répandue dans le voisinage ; et, tout en m’assurant qu’il n’en croyait pas un mot, le ton bas et mystérieux avec lequel il en parlait prouvait que son incrédulité n’était pas bien affermie. Cette montagne si belle et si régulière, couronnée d’une telle variété d’arbres et de taillis, passait pour renfermer dans ses invisibles cavernes les palais des fées, êtres qui tenaient le milieu entre l’homme et les démons, et qui, sans être positivement malveillants pour le genre humain, devaient pourtant être soigneusement évités, à cause de leur caractère capricieux, irritable et vindicatif.
– On les appelle, continua M. Jarvie en baissant encore davantage la voix, Daoine Schie ce qui veut dire, comme on me l’a expliqué, hommes de paix. C’est sans doute pour gagner leur bienveillance qu’on les a nommés ainsi, et je ne vois pas pourquoi nous ne leur donnerions pas aussi ce nom, M. Osbaldistone, car il n’est pas sage de mal parler du laird dans ses domaines. Apercevant alors de loin quelques lumières : – Après tout, continua-t-il d’un ton plus ferme, ce sont autant d’illusions de l’esprit de mensonge, et je ne crains pas de le dire... car voilà les lumières du clachan d’Aberfoil, et nous sommes près du terme de notre voyage.
Cette nouvelle me fit grand plaisir, moins parce qu’elle rendait à mon digne ami la liberté d’exprimer sans risque ses véritables sentiments sur les Daoine Schie que parce qu’elle nous promettait quelques heures de repos, dont nous et nos montures avions grand besoin après avoir fait plus de cinquante milles.
Nous traversâmes le Forth à sa source sur un vieux pont de pierre très élevé et très étroit[103]. Mon conducteur m’apprit cependant que, pour franchir cette rivière et toutes ses eaux tributaires, le passage général des Highlands du côté du sud avait lieu par ce qu’on appelait les gués de Frew, toujours très profonds et très difficiles, souvent même impraticables. Au-dessous de ces gués, on ne peut le traverser qu’en remontant à l’est jusqu’au pont de Stirling, de sorte que le Forth forme une barrière naturelle entre les Highlands et les Lowlands d’Écosse, depuis sa source jusqu’au frith ou golfe par lequel il se perd dans l’Océan. Les événements que je vais rapporter, et dont nous fûmes témoins, m’engagent à citer l’expression énergique et proverbiale du bailli Jarvie, qui me dit que le Forth était la bride des montagnards.
Environ un mille après avoir passé le pont, nous nous trouvâmes à la porte de l’auberge où nous devions passer la nuit. C’était une hutte plus misérable encore que celle où nous avions dîné : mais on voyait briller de la lumière à travers les petites croisées, on entendait différentes voix dans l’intérieur, et tout nous faisait espérer que nous y trouverions un gîte et un souper, ce qui ne nous était nullement indifférent.
André fut le premier à nous faire remarquer une branche de saule dépouillée de son écorce, placée sur le seuil de la porte entrouverte. Il fit un pas en arrière : – N’entrez pas, nous dit-il, n’entrez pas. Cette branche annonce qu’il se trouve là quelques-uns de leurs chefs ou grands hommes, qui sont à boire l’usquebaugh[104] et qui ne veulent pas être interrompus. Le moins qui puisse nous arriver, si nous y montrons notre nez, c’est d’attraper quelques coups sur la tête, à moins que quelqu’un d’eux n’ait la fantaisie de réchauffer dans notre chair la lame de son dirk, ce qui est possible.
– Je crois, me dit M. Jarvie à voix basse, en réponse à un regard que je lui adressai, que le coucou a raison de chanter une fois l’an.
Deux ou trois filles à demi vêtues parurent à la porte du cabaret et de deux ou trois chaumières voisines en entendant le bruit de nos chevaux, et ouvrirent de grands yeux en nous voyant ; mais pas une ne s’approcha de nous pour nous offrir ses services, et, à chaque question que nous fîmes, on nous répondit constamment : – Ha niel sassenach[105]. M. Jarvie, qui avait de l’expérience, trouva pourtant bientôt le moyen de leur faire parler anglais. Prenant par le bras un enfant de dix à onze ans, qui n’avait pour tout vêtement qu’un lambeau de vieux plaid, et lui montrant un bawbie[106] :
– Si je vous donne cela, lui dit-il, entendrez-vous le sassenach ?
– Oui, oui ! répondit le marmot en bon anglais, très certainement.
– Eh bien ! mon enfant, allez dire à votre maman qu’il y a ici deux messieurs qui désirent lui parler.
L’hôtesse arriva sur-le-champ, tenant en main un morceau de bois de sapin allumé. La térébenthine de cette espèce de torche qu’on tire généralement des fondrières à tourbe lui donne un éclat pétillant qui fait qu’on l’emploie fréquemment dans les Highlands au lieu de chandelle. La lumière éclairait les traits inquiets et sauvages d’une femme pâle, maigre, et d’une taille plus qu’ordinaire, dont les vêtements malpropres et en haillons atteignaient tout au plus le but que se propose la décence, à l’aide d’un plaid ou mantelet de tartan, et ne pouvaient lui être d’aucune autre utilité. Ses cheveux noirs s’échappant en désordre de sa coiffe, l’air étrange et embarrassé avec lequel elle nous regardait, tout en un mot donnait en la voyant l’idée d’une sorcière interrompue au milieu de ses coupables rites.
Elle refusa positivement de nous recevoir. Nous insistâmes, nous fîmes valoir le long voyage que nous venions de faire, le besoin que nous éprouvions de repos et de nourriture, nous et nos chevaux, et l’impossibilité de trouver un autre gîte avant d’arriver à Callender, village qui, d’après M. Jarvie, était encore éloigné de sept milles d’Écosse. Je n’ai jamais pu savoir bien au juste combien cette distance produit en milles d’Angleterre ; mais je crois qu’on peut la calculer au double sans courir le risque de se tromper beaucoup. L’hôtesse obstinée n’eut aucun égard à mes remontrances. – Il vaut mieux aller plus loin que de vous attirer malheur, nous dit-elle en se servant du dialecte écossais des Lowlands, car elle était native du comté de Lennox ; ma maison est occupée par des gens qui ne verraient pas de bon œil des étrangers. Ils attendent du monde, peut-être des Habits-Rouges de la garnison. Elle appuya sur ces derniers mots avec emphase, tout en baissant la voix pour les prononcer. – La nuit est belle, ajouta-t-elle ; une nuit passée dans la plaine vous rafraîchira le sang. Vous pouvez bien dormir sous vos manteaux comme une lame dans son fourreau. – Il n’y a guère de fondrières, si vous choisissez bien votre gîte, et vous pouvez attacher vos chevaux à quelque arbre des hauteurs, personne ne leur dira rien.
– Mais, ma bonne femme, lui dis-je pendant que le bailli soupirait et restait dans l’indécision, il y a six heures que nous avons dîné ; nous n’avons rien pris depuis ce temps, je meurs véritablement de faim et je n’ai pas envie d’aller me coucher sans souper dans vos montagnes. Il faut absolument que j’entre ; faites vos excuses à vos hôtes pour introduire deux étrangers dans leur compagnie. André, conduisez nos chevaux dans l’écurie, et venez nous rejoindre.
L’Hécate de ce lieu me regarda d’un air de surprise en s’écriant :
– On ne peut pas empêcher un entêté de faire ce qui lui plaît : que ceux qui veulent aller à Cupar y aillent[107]. Voyez ces gourmands d’Anglais ! en voilà un qui convient qu’il a déjà fait un bon repas dans la journée, et il risquerait sa vie plutôt que de se passer de souper ! Mettez du rostbeef et du pudding de l’autre côté du précipice de Tophet, et un Anglais sautera par-dessus pour y arriver ; mais je m’en lave les mains ! – Suivez-moi, monsieur, dit-elle à André, je vais vous montrer l’écurie.
Je l’avoue, les expressions de l’hôtesse ne me plaisaient guère : elles semblaient annoncer quelque danger ; mais je ne voulus pas reculer après avoir déclaré ma résolution, et j’entrai hardiment dans la maison. Après avoir risqué de me rompre les jambes contre un baquet qui se trouvait dans un étroit vestibule, j’ouvris une mauvaise porte en joncs, et je me trouvai, ainsi que M. Jarvie qui me suivait, dans le principal appartement de ce caravansérail écossais.
L’intérieur présentait un aspect singulier pour des yeux anglais. Le feu, alimenté par des tourbes et des branches de bois sec, brûlait au milieu de la salle, et la fumée, n’ayant d’autre issue qu’un trou pratiqué à la toiture, tournoyait autour des solives de la hutte, suspendue en noirs flocons à cinq pieds au-dessus du plancher. L’espace inférieur était tenu assez libre par d’innombrables courants d’air qui arrivaient sur le feu par les fentes du panneau d’osier servant de porte ; par deux trous carrés servant de fenêtres et bouchés seulement l’un avec un plaid, l’autre avec les haillons d’une capote, et surtout par les crevasses des murs, construits en cailloux et en tourbe cimentés avec de la boue.
Devant une vieille table de chêne, placée près du feu, étaient assis trois hommes qu’il était impossible de regarder d’un œil indifférent. Deux d’entre eux avaient le costume des Highlands. L’un, de petite taille, le teint basané, l’œil vif, les traits animés, l’air irritable, portait des trews, pantalons serrés, en une espèce de tricot de diverses couleurs. Le bailli me dit à l’oreille que c’était bien certainement un personnage de quelque importance, car les seuls Duinhewassels[108] portaient des trews, et il était même très difficile de les fabriquer au goût highlandais.
L’autre était un homme grand et vigoureux, ayant des cheveux roux, la figure bourgeonnée, les pommettes saillantes et le menton à angle aigu, – espèce de caricature des traits nationaux de l’Écosse. Le tartan de ses vêtements différait de celui de son compagnon par une plus grande quantité de carreaux rouges, tandis que le noir et le vert foncé dominaient dans le tissu de l’autre.
Le troisième avait le costume des Lowlands. Il avait le regard fier et hardi, des membres robustes et la tournure militaire. Sa redingote était couverte d’une profusion de galons, et son chapeau à cornes avait des dimensions énormes. Son sabre court et ses pistolets étaient sur la table devant lui. Les deux Highlanders avaient aussi devant eux leurs dirks nus, la pointe enfoncée dans la table. J’appris ensuite que c’était un signe qu’il fallait qu’aucune querelle n’interrompît ou troublât leurs libations. Un grand pot d’étain placé au milieu de la table pouvait contenir quatre pintes d’usquebaugh, liqueur presque aussi forte que l’eau-de-vie, que les Highlanders distillent de la drêche, et dont ils boivent une quantité excessive. Un verre cassé et monté sur un pied de bois servait de coupe et circulait avec une rapidité merveilleuse. Ces hommes parlaient tous ensemble et très haut, tantôt en anglais, tantôt en gaélique.
Un autre Highlander, enveloppé dans son plaid, était couché sur le plancher, la tête appuyée sur une pierre avec une botte de paille pour oreiller. Il dormait ou semblait dormir, sans faire attention à ce qui se passait autour de lui. Il paraissait aussi être étranger, car il portait l’épée et le bouclier, armes ordinaires de ses compatriotes quand ils voyagent. Le long des murs on voyait des lits ou crèches de différentes formes, les uns faits avec de vieilles planches, les autres avec des claies en osier ; et c’était là que dormait toute la famille, hommes, femmes et enfants, sans autres rideaux que l’épaisse fumée qui s’élevait de tous côtés.
Nous avions fait si peu de bruit en entrant, et les buveurs que j’ai décrits étaient si animés à leur discussion, qu’ils furent quelques minutes sans s’apercevoir de notre arrivée ; mais je remarquai que le Highlander couché près du feu se souleva sur le coude, écarta le plaid qui lui couvrait le visage, et, nous ayant regardés un instant, reprit sa première attitude comme pour se livrer de nouveau au sommeil que nous avions interrompu.
Nous nous approchâmes du feu, qui ne nous était pas indifférent après avoir voyagé pendant une soirée très froide, au milieu des montagnes, et ce fut en appelant l’hôtesse que j’attirai sur nous l’attention de la compagnie. Elle s’approcha, jeta des regards inquiets tantôt sur nous, tantôt sur ses autres hôtes, et lorsque je lui dis de nous servir à manger, elle nous répondit en hésitant et avec un air d’embarras qu’elle ne savait pas... qu’elle ne croyait pas... qu’il y eût rien chez elle... rien qui pût nous convenir.
Je l’assurai que nous étions fort indifférents sur la qualité des mets qu’elle pourrait nous offrir, mais qu’il nous fallait quelque chose. Renversant un baquet et une cage à poulets vide, j’en fis deux sièges pour M. Jarvie et pour moi, et André, qui entra en ce moment, se tint debout en silence derrière nous. Les naturels du pays, comme je puis bien les appeler, nous regardaient d’un air qui exprimait qu’ils étaient confondus de notre assurance, et nous cachâmes de notre mieux, sous un air d’indifférence, l’inquiétude que nous avions en secret sur l’accueil que nous feraient ceux qui nous avaient précédés en ce lieu.
Enfin le moins grand des Highlanders, s’adressant à moi, me dit en bon anglais et d’un air de hauteur :
– Vous vous mettez à votre aise comme chez vous, monsieur !
– C’est ce que je fais toujours, répondis-je, quand je me trouve dans une maison ouverte au public.
– Et vous n’avez pas vu, dit le plus grand, par la branche placée à la porte, que des gentlemen ont pris la maison publique pour s’y occuper de leurs affaires privées ?
– Je ne suis pas obligé de connaître les usages de ce pays, mais il me reste à apprendre comment trois personnes peuvent avoir le droit d’exclure tous les voyageurs de la seule auberge qui se trouve à plusieurs milles à la ronde.
– Cela n’est pas raisonnable, messieurs, dit M. Jarvie ; nous ne voulons pas vous offenser, mais en conscience cela n’est pas raisonnable ni autorisé par la loi. Mais pour établir la bonne intelligence, si vous voulez partager avec nous un pot d’eau-de-vie, gens paisibles que nous sommes...
– Au diable votre eau-de-vie, monsieur, dit le Lowlander en enfonçant fièrement son chapeau sur sa tête ; nous ne voulons ni de votre eau-de-vie ni de votre compagnie. En parlant ainsi il se leva : ses compagnons en firent autant et se parlèrent à mots entrecoupés, ajustant leurs plaids, et reniflant l’air comme font leurs compatriotes quand ils veulent se mettre en colère.
– Je vous ai prévenus de ce qui arriverait, messieurs, nous dit l’hôtesse avec humeur, et je devais vous le dire. Sortez de ma maison. Il ne sera pas dit que des gentilshommes seront troublés chez Jeannie Mac-Alpine si elle peut l’empêcher. Des rôdeurs anglais qui courent le pays pendant la nuit viendront déranger d’honnêtes gentilshommes qui boivent tranquillement au coin du feu !
Dans tout autre moment j’aurais pensé au proverbe latin :
Dat veniam carvis, vexat censura columbas[109].
Mais ce n’était pas l’instant de faire une citation classique, car il me paraissait évident qu’on allait nous chercher querelle. Je m’en inquiétais peu pour moi-même, tant j’étais indigné de l’insolence de ces gens inhospitaliers, mais j’en étais fâché à cause de mon compagnon, dont les qualités physiques et morales n’étaient guère propres à mettre à fin une pareille aventure. Je me levai pourtant quand je vis les autres se lever, je me débarrassai de mon manteau pour être prêt à me mettre plus aisément sur la défensive.
– Nous sommes trois contre trois, dit le moins grand des deux Highlanders en jetant les yeux sur nous ; si vous êtes des hommes, dégainons. En parlant ainsi il tira sa claymore et s’avança contre moi. Je me mis en défense sans craindre beaucoup l’issue de ce combat, comptant sur la supériorité de mon arme et sur ma science en escrime.
Le bailli m’imita avec plus de résolution que je ne l’en aurais cru capable.
Voyant le géant highlandais s’avancer contre lui l’arme haute, il secoua une ou deux fois la poignée de sa lame qu’il appelait sa shabble[110], et, la trouvant paresseuse à quitter le fourreau où la rouille la fixait depuis longtemps, il saisit un soc de charrue dont on s’était servi en guise de poker[111], et qui était complètement rouge. Il le fit brandir avec tant d’effet qu’il accrocha le plaid de son adversaire et le jeta sur le brasier. Celui-ci le ramassa aussitôt, et donna quelques instants de répit au bailli tandis qu’il s’occupait à éteindre le feu qui en consumait déjà une partie.
André, au contraire, qui aurait dû faire face au champion des Lowlands, je le dis à regret, avait trouvé le moyen de disparaître dès le commencement de la querelle. Mais son antagoniste, l’ayant vu s’enfuir, s’écria : – Partie égale ! partie égale ! et se contenta avec courtoisie de rester spectateur du combat.
Mon but était de désarmer mon ennemi ; mais je n’osais en approcher de trop près, de crainte du dirk qu’il tenait de la main gauche et dont il se servait pour parer les coups que je lui portais, tandis qu’il m’attaquait de la droite. Cependant le bailli, malgré son premier succès, ne se défendait qu’avec beaucoup de peine. Le poids de l’arme dont il se servait, son embonpoint, et même sa colère, avaient déjà épuisé ses forces ; il allait se trouver à la merci de son adversaire quand le dormeur, éveillé par le bruit des armes, se leva tout à coup, et, ayant porté les yeux sur lui, se jeta, l’épée nue d’une main et la targe de l’autre, entre le magistrat hors d’haleine et son assaillant :
– Elle a mangé le pain de la ville de Glascow, s’écria-t-il, et sur sa foi c’est elle qui se battra pour le bailli Sharvie dans le clachan d’Aberfoil. – Et joignant les actions aux paroles, cet auxiliaire inattendu fit siffler sa lame aux oreilles de son compatriote à la haute taille, qui lui rendit ses coups avec usure. Mais étant tous deux armés de targes, boucliers de bois doublés de cuivre et couverts de peau, qu’ils opposaient avec succès à leurs coups réciproques, il résultait de ce combat plus de bruit que de danger véritable. Il paraît au surplus que nos agresseurs nous avaient attaqués par bravade plutôt que dans le dessein sérieux de nous blesser ; car l’habitant des Lowlands qui n’avait joué jusque-là que le rôle de spectateur commença alors à se charger de celui de médiateur.
– Allons, retenez vos bras ! retenez vos bras ! en voilà assez, en voilà bien assez ! Ce n’est pas une querelle à s’ensuivre mort d’homme. Les étrangers se sont montrés hommes d’honneur, ils nous ont donné satisfaction. Je suis aussi chatouilleux que personne sur l’honneur, mais je n’aime pas à voir répandre le sang sans nécessité.
Je n’avais nul désir de prolonger la querelle, et mon adversaire paraissait également disposé à remettre son épée dans le fourreau. Le bailli haletant pouvait être regardé comme hors de combat, et nos deux autres champions du bouclier et de la claymore finirent le leur avec autant d’indifférence qu’ils l’avaient commencé.
– Maintenant, dit notre pacificateur, buvons de bon accord comme de braves compagnons. La maison est assez grande pour que nous y tenions tous, il me semble. Je propose que le gros petit homme qui a l’air essoufflé dans cette querelle paie un pot d’eau-de-vie, j’en paierai un autre par représailles, et pour le surplus nous ferons sonner chacun nos bawbies comme des frères.
– Et qui me paiera mon beau plaid tout neuf, où le feu a fait un trou par lequel une marmite passerait ? dit le grand Highlander. A-t-on jamais vu un homme de bon sens prendre une pareille arme pour se battre ?
– Que ce ne soit pas un obstacle à la paix, s’écria le magistrat qui avait enfin repris haleine et qui semblait disposé à jouir du triomphe de s’être conduit avec bravoure et à éviter la nécessité de recourir à une médiation douteuse. – Puisque j’ai fait la blessure, je saurai bien y appliquer l’emplâtre. Vous aurez un autre plaid, un des plus beaux, aux couleurs de votre clan. Dites-moi seulement où je dois vous l’envoyer de Glascow.
– Je n’ai pas besoin de vous nommer mon clan. Je suis du clan du roi, c’est une chose connue : mais vous n’avez qu’à prendre un échantillon de mon plaid... fi ! fi ! il sent comme une tête de mouton cuite à la fumée. Vous verrez par là l’espèce qu’il faut choisir. Un de mes cousins, un gentilhomme de Glascow qui doit aller vendre des œufs à la Saint-Martin, ira le chercher chez vous. Mais, brave homme, la première fois que vous vous battrez, si vous avez quelque égard pour votre adversaire, que ce soit avec votre épée, puisque vous en portez une, et non pas avec des tisons et des ferrements rougis au feu, comme un Indien sauvage.
– En conscience, répondit M. Jarvie, chacun fait ce qu’il peut. Ma rapière n’a pas vu le jour depuis la bataille du pont de Bothwell. C’est feu mon père qui la portait alors, et je ne sais même pas trop s’il la mit au grand air, car le combat ne fut pas long. Quoi qu’il en soit, la lame a pris tant d’amitié pour le fourreau qu’il n’a pas été en mon pouvoir de l’en séparer ; et voyant que vous m’attaquiez à l’improviste, j’ai saisi pour me défendre le premier outil qui m’est tombé sous la main. De bonne foi, le temps de se battre commence à passer pour moi, et cependant il ne faudrait pas qu’on me marchât sur le pied. Mais où est donc le brave garçon qui a pris si chaudement ma défense ? Il faut qu’il boive un verre d’eau-de-vie avec nous, quand ce serait le dernier que je devrais boire de ma vie.
Le champion qu’il cherchait était devenu invisible. Il avait disparu, sans être observé de personne, à la fin de la querelle ; mais à sa chevelure rousse et à ses traits sauvages j’avais déjà reconnu en lui notre ami Dougal, le porte-clefs fugitif de la prison de Glascow. J’en fis part à voix basse au bailli, qui me répondit sur le même ton : – Fort bien, fort bien ! Je vois que celui que vous savez bien a eu raison de nous dire l’autre jour que ce Dougal a des éclairs de bon sens. Il faudra que je pense à quelque moyen de lui être utile.
Il s’assit alors sur la cage à poulets, et, respirant enfin plus librement : – La mère, dit-il à l’hôtesse, maintenant que je vois que mon sac n’est pas troué, comme j’avais d’assez bonnes raisons pour le craindre, je voudrais avoir quelque chose à y mettre.
Dès que la dame avait vu la querelle apaisée, son humeur avait fait place à la complaisance la plus empressée, et elle se mit sur-le-champ à nous préparer à souper. Rien ne me surprit davantage dans cette affaire que le calme avec lequel elle et toute sa famille en furent témoins. Elle cria seulement à une servante : – Fermez la porte ! fermez la porte ! blessé ou tué, que personne ne sorte avant que l’écot soit payé. Quant à ceux qui dormaient dans les lits placés le long des murs, ils ne firent que soulever un instant leur corps sans chemise, nous regardèrent et crièrent : Oigh ! oigh ! du ton proportionné à leur âge et à leur sexe, et se rendormirent, je crois, avant que les lames fussent remises dans le fourreau.
Cependant notre hôtesse ne perdit pas de temps pour nous préparer des aliments, et, à mon grand étonnement, elle nous servit un peu après un plat de venaison apprêté dans la poêle à frire de manière à satisfaire sinon des épicuriens, au moins des estomacs affamés. En attendant, on plaça l’eau-de-vie sur la table, et nos montagnards, malgré leur partialité pour l’usquebaugh, la fêtèrent convenablement. L’habitant des Lowlands, quand le verre eut fait la ronde une première fois, parut désirer de connaître notre profession et le motif de notre voyage.
– Nous sommes des citoyens de Glascow, dit le bailli d’un air d’humilité ; nous nous rendons à Stirling pour y toucher quelque peu d’argent qui nous est dû.
Je fus assez sot, mon cher Tresham, pour me trouver humilié du compte que rendait M. Jarvie de notre prétendue situation ; mais je me souvins que je lui avais promis de garder le silence et de le laisser conduire nos affaires comme il le jugerait à propos. Et de bonne foi, c’était bien le moins que je pusse faire pour un homme de son âge, qui, pour me rendre service, avait entrepris un voyage long, pénible, voyage qui, comme vous venez de le voir, n’était pas sans danger.
– Vous autres gens de Glascow, répondit son interlocuteur d’un air de dérision, vous ne faites que parcourir l’Écosse d’un bout à l’autre pour tourmenter de pauvres gens qui peuvent se trouver un peu en retard, comme moi.
– Si nos débiteurs vous ressemblaient, Garschattachin, en conscience, ils nous épargneraient cette peine, car je suis sûr qu’ils viendraient nous apporter eux-mêmes ce qu’ils nous doivent.
– Comment ! vous savez mon nom ! vous me connaissez !... Eh mais... eh oui ! je ne me trompe pas : c’est mon ancien ami Nicol Jarvie, le plus brave homme qui ait jamais compté des couronnes sur une table, et qui en a prêté à plus d’un gentilhomme dans l’embarras. Et veniez-vous chez moi, par hasard ? Alliez-vous passer le mont Endrick pour vous rendre à Garschattachin ?
– Non, en vérité. Non, M. Galbraith, j’ai d’autres œufs à cuire... Je sais bien que nous avons un petit compte à régler pour la rente que vous me...
– Au diable le compte et la rente ! je ne songe pas aux affaires quand j’ai le plaisir de revoir un ami... Mais comme un trot-cosey et un joseph[112] changent un homme !... N’avoir pas reconnu mon ancien ami le diacre !
– Dites le bailli, s’il vous plaît. Mais je sais ce qui vous trompe : c’est feu mon père, de digne mémoire, qui était diacre ; il se nommait Nicol, comme moi. Je ne me souviens pas que vous m’ayez payé les arrérages de la rente depuis son décès, et c’est là sans doute ce qui cause votre erreur.
– Eh bien, que le diable emporte l’erreur avec les arrérages ! reprit Galbraith... Je suis enchanté que vous soyez bailli. Messieurs, attention ! je porte la santé de mon excellent ami, du bailli Nicol Jarvie. Il y a vingt ans que je le connais ainsi que son père. Eh bien, avez-vous bu ? Allons, une autre santé. Je bois à la prochaine nomination de Nicol Jarvie à la place de prévôt de Glascow. Entendez-vous ? Je porte la santé du lord prévôt Nicol Jarvie. Et si quelqu’un me dit qu’il trouve dans toute la ville de Glascow un seul homme plus en état de remplir cette place, c’est à moi qu’il aura affaire ; à moi, Duncan Galbraith de Garschattachin, et voilà tout. Et en parlant ainsi, il enfonça son chapeau de côté sur sa tête, d’un air de bravade.
L’eau-de-vie qu’il s’agissait de boire était probablement ce qui plaisait davantage aux deux Highlanders dans les santés qu’on venait de porter. Ils commencèrent une conversation dans leur langue avec M. Galbraith, qui la parlait couramment, son habitation étant voisine des Highlands.
– Je l’ai parfaitement reconnu en entrant, me dit tout bas M. Jarvie, mais dans le premier moment je ne savais pas trop comment il voudrait s’y prendre pour payer ses dettes : il se passera encore du temps avant qu’il le fasse sans y être forcé. Mais au fond c’est un brave homme, qui a un bon cœur. Il ne vient pas souvent au marché de Glascow, mais il m’envoie de temps en temps un daim avec des coqs de bruyère, et au bout du compte je puis me passer de cet argent. Mon père le diacre avait beaucoup d’égards pour la famille Galbraith.
Le souper étant prêt, je ne pensais alors qu’à André, mais personne n’avait vu ce fidèle et vaillant serviteur depuis son départ précipité. L’hôtesse me dit pourtant qu’elle croyait qu’il était dans l’écurie, mais qu’elle et ses enfants l’avaient appelé inutilement, sans en pouvoir obtenir de réponse. Elle m’offrit de m’éclairer si je voulais y aller, me disant que pour elle, elle ne se souciait pas d’y aller à une pareille heure. Elle était seule, et on savait bien comment le brownie de Ben-Ey-Gask avait égaré la bonne femme d’Ardnagowan[113]. Son écurie passait pour être hantée par un brownie, et c’est ce qui faisait qu’elle n’avait jamais pu conserver un garçon d’écurie.
Cependant elle prit une torche et me conduisit vers la misérable hutte sous laquelle nos pauvres chevaux se régalaient d’un foin dont chaque brin était plus dur que le tuyau d’une plume. Mais elle me prouva bientôt qu’elle avait eu, pour me faire quitter la compagnie, un autre motif qu’elle n’avait pas voulu faire connaître. – Lisez ceci, me dit-elle en arrivant à la porte de l’écurie et me mettant en mains un morceau de papier plié. Dieu soit loué ! m’en voilà débarrassée ! Ce que c’est pourtant que de vivre entre des soldats et des Saxons, entre des catérans et des voleurs de bestiaux ! Une honnête femme vivrait plus tranquille dans l’enfer qu’aux frontières des Highlands.
En parlant ainsi, elle me remit sa torche et rentra dans la maison.